Bonne année à tous. Comme l'année dernière, je ne dérogerai pas à la tradition et débuterai donc 2014 avec un conte rapporté par Platon à travers les paroles de Critias à
l'illustre Socrate au sein du Timée.
CRITIAS
Écoute donc,
Socrate, une histoire à la vérité fort étrange, mais exactement vraie, comme
l’a jadis affirmé Solon, le plus sage des sept sages. Il était parent et grand
ami de Dropidès, mon bisaïeul, comme il le dit lui-même en maint endroit de ses
poésies[1].
Or il raconta à Critias, mon grand-père, comme ce vieillard me le redit à son
tour, que notre ville avait autrefois accompli de grands et admirables
exploits, effacés aujourd’hui par le temps et les destructions d’hommes. Mais
il en est un qui les surpasse tous, et qu’il convient de rappeler aujourd’hui,
à la fois pour te payer de retour et pour rendre à la déesse, à l’occasion de
cette fête, un juste et véritable hommage, comme si nous chantions un hymne à
sa louange.
SOCRATE
C’est bien dit.
Mais quel est donc cet antique exploit dont on ne parle plus, mais qui fut
réellement accompli par notre ville, et que Critias a rapporté sur la foi de
Solon ?
CRITIAS
Je
vais redire cette vieille histoire, comme je l’ai entendu raconter par un homme
qui n’était pas jeune. Car Critias était alors, à ce qu’il disait, près de ses
quatre-vingt-dix ans, et moi j’en avais dix tout au plus. C’était justement le
jour de Couréotis pendant les Apaturies[2].
La fête se passa comme d’habitude pour nous autres enfants. Nos pères nous
proposèrent des prix de déclamation poétique. On récita beaucoup de poèmes de
différents poètes, et comme ceux de Solon étaient alors dans leur nouveauté,
beaucoup d’entre nous les chantèrent. Un membre de notre phratrie dit alors,
soit qu’il le pensât réellement, soit qu’il voulût faire plaisir à Critias,
qu’il regardait Solon non seulement comme le plus sage des hommes, mais encore,
pour ses dons poétiques, comme le plus noble des poètes. Le vieillard, je m’en
souviens fort bien, fut ravi de l’entendre et lui dit en souriant : « Oui,
Amymandre, s’il n’avait pas fait de la poésie en passant et qu’il s’y fût
adonné sérieusement, comme d’autres l’ont fait, s’il avait achevé l’ouvrage
qu’il avait rapporté d’Égypte, et si les factions et les autres calamités qu’il
trouva ici à son retour ne l’avaient pas contraint de la négliger complètement,
à mon avis, ni Hésiode, ni Homère, ni aucun autre poète ne fût jamais devenu
plus célèbre que lui. – Quel était donc cet ouvrage, Critias ? dit Amymandre. –
C’était le récit de l’exploit le plus grand et qui mériterait d’être le plus
renommé de tous ceux que cette ville ait jamais accomplis ; mais le temps et la
mort de ses auteurs n’ont pas permis que ce récit parvînt jusqu’à nous. –
Raconte-moi dès le début, reprit l’autre, ce qu’en disait Solon et comment et à
qui il l’avait ouï conter comme une histoire véritable.»
« Il y a en Égypte, dit Critias, dans le Delta, à la pointe
duquel le Nil se partage[3],
un nome appelé saïtique, dont la principale ville est Saïs, patrie du roi
Amasis[4].
Les habitants honorent comme fondatrice de leur ville une déesse dont le nom
égyptien est Neith et le nom grec, à ce qu’ils disent, Athèna. Ils aiment
beaucoup les Athéniens et prétendent avoir avec eux une certaine parenté. Son
voyage l’ayant amené dans cette ville, Solon m’a raconté qu’il y fut reçu avec
de grands honneurs, puis qu’ayant un jour interrogé sur les antiquités les
prêtres les plus versés dans cette matière, il avait découvert que ni lui, ni
aucun autre Grec n’en avait pour ainsi dire aucune connaissance. Un autre jour,
voulant engager les prêtres à parler de l’antiquité, il se mit à leur raconter
ce que l’on sait chez nous de plus ancien. Il leur parla de Phoroneus[5],
qui fut, dit-on, le premier homme, et de Niobè[6],
puis il leur conta comment Deucalion et Pyrrha survécurent au déluge ; il fit
la généalogie de leurs descendants et il essaya, en distinguant les
générations, de compter combien d’années s’étaient écoulées depuis ces
événements.
Alors
un des prêtres, qui était très vieux, lui dit : « Ah ! Solon, Solon, vous
autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en
Grèce. » À ces mots : « Que veux-tu dire par là ? demanda Solon. – Vous êtes
tous jeunes d’esprit, répondit le prêtre ; car vous n’avez dans l’esprit aucune
opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie
par le temps. Et en voici la raison. Il y a eu souvent et il y aura encore
souvent des destructions d’hommes causées de diverses manières, les plus grandes
par le feu et par l’eau, et d’autres moindres par mille autres choses. Par
exemple, ce qu’on raconte aussi chez vous de Phaéton, fils du Soleil, qui,
ayant un jour attelé le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la
voie paternelle, embrasa tout ce qui était sur la terre et périt lui-même
frappé de la foudre, a, il est vrai, l’apparence d’une fable ; mais la vérité
qui s’y recèle, c’est que les corps qui circulent dans le ciel autour de la
terre dévient de leur course et qu’une grande conflagration qui se produit à de
grands intervalles détruit ce qui est sur la surface de la terre. Alors tous
ceux qui habitent dans les montagnes et dans les endroits élevés et arides
périssent plutôt que ceux qui habitent au bord des fleuves et de la mer. Nous
autres, nous avons le Nil, notre sauveur ordinaire, qui, en pareil cas aussi,
nous préserve de cette calamité par ses débordements. Quand, au contraire, les
dieux submergent la terre sous les eaux pour la purifier, les habitants des
montagnes, bouviers et pâtres, échappent à la mort, mais ceux qui résident dans
vos villes sont emportés par les fleuves dans la mer, tandis que chez nous, ni
dans ce cas, ni dans d’autres, l’eau ne dévale jamais des hauteurs dans les
campagnes ; c’est le contraire, elles montent naturellement toujours d’en bas.
Voilà comment et pour quelles raisons on dit que c’est chez nous que se sont
conservées les traditions les plus anciennes. Mais en réalité, dans tous les
lieux où le froid ou la chaleur excessive ne s’y oppose pas, la race humaine
subsiste toujours plus ou moins nombreuse. Aussi tout ce qui s’est fait de
beau, de grand ou de remarquable sous tout autre rapport, soit chez vous, soit
ici, soit dans tout autre pays dont nous ayons entendu parler, tout cela se
trouve ici consigné par écrit dans nos temples depuis un temps immémorial et
s’est ainsi conservé. Chez vous, au contraire, et chez les autres peuples, à
peine êtes-vous pourvus de l’écriture et de tout ce qui est nécessaire aux
cités que de nouveau, après l’intervalle de temps ordinaire, des torrents d’eau
du ciel fondent sur vous comme une maladie et ne laissent survivre de vous que
les illettrés et les ignorants, en sorte que vous vous retrouvez au point de
départ comme des jeunes, ne sachant rien de ce qui s’est passé dans les temps
anciens, soit ici, soit chez vous. Car ces généalogies de tes compatriotes que
tu récitais tout à l’heure, Solon, ne diffèrent pas beaucoup de contes de
nourrices. Tout d’abord vous ne vous souvenez que d’un seul déluge terrestre,
alors qu’il y en a eu beaucoup auparavant ; ensuite vous ignorez que la plus
belle et la meilleure race qu’on ait vue parmi les hommes a pris naissance dans
votre pays, et que vous en descendez, toi et toute votre cité actuelle, grâce à
un petit germe échappé au désastre. Vous l’ignorez, parce que les survivants,
pendant beaucoup de générations, sont morts sans rien laisser par écrit. Oui,
Solon, il fut un temps où, avant la plus grande des destructions opérées par
les eaux, la cité qui est aujourd’hui Athènes fut la plus vaillante à la guerre
et sans comparaison la mieux policée à tous égards : c’est elle qui, dit-on,
accomplit les plus belles choses et inventa les plus belles institutions
politiques dont nous ayons entendu parler sous le ciel. »
Solon
m’a rapporté qu’en entendant cela, il fut saisi d’étonnement et pria instamment
les prêtres de lui raconter exactement et de suite tout ce qui concernait ses
concitoyens d’autrefois. Alors le vieux prêtre lui répondit : « Je n’ai aucune
raison de te refuser, Solon, et je vais t’en faire un récit par égard pour toi
et pour ta patrie, et surtout pour honorer la déesse qui protège votre cité et
la nôtre et qui les a élevées et instruites, la vôtre, qu’elle a formée la
première, mille ans avant la nôtre, d’un germe pris à la terre et à Héphaïstos,
et la nôtre par la suite. Depuis l’établissement de la nôtre, il s’est écoulé
huit mille années : c’est le chiffre que portent nos livres sacrés. C’est donc
de tes concitoyens d’il y a neuf mille ans que je vais t’exposer brièvement les
institutions et le plus glorieux de leurs exploits. Nous reprendrons tout en
détail et de suite, une autre fois, quand nous en aurons le loisir, avec les
textes à la main. Compare d’abord leurs lois avec les nôtres. Tu verras qu’un
bon nombre de nos lois actuelles ont été copiées sur celles qui étaient alors
en vigueur chez vous. C’est ainsi d’abord que la classe des prêtres est séparée
des autres ; de même celle des artisans, où chaque profession a son travail
spécial, sans se mêler à une autre, et celle des bergers, des chasseurs, des
laboureurs. Pour la classe des guerriers, tu as sans doute remarqué qu’elle est
chez nous également séparée de toutes les autres ; car la loi leur interdit de
s’occuper d’aucune autre chose que de la guerre. Ajoute à cela la forme des
armes, boucliers et lances, dont nous nous sommes servis, avant tout autre
peuple de l’Asie, en ayant appris l’usage de la déesse qui vous l’avait d’abord
enseigné. Quant à la science, tu vois sans doute avec quel soin la loi s’en est
occupée ici dès le commencement, ainsi que de l’ordre du monde. Partant de
cette étude des choses divines, elle a découvert tous les arts utiles à la vie
humaine, jusqu’à la divination et à la médecine, qui veille à notre santé, et
acquis toutes les connaissances qui s’y rattachent.
C’est
cette constitution même et cet ordre que la déesse avait établis chez vous
d’abord, quand elle fonda votre ville, ayant choisi l’endroit où vous êtes nés,
parce qu’elle avait prévu que son climat heureusement tempéré y produirait des
hommes de haute intelligence. Comme elle aimait à la fois la guerre et la
science, elle a porté son choix sur le pays qui devait produire les hommes les
plus semblables à elle-même et c’est celui-là qu’elle a peuplé d’abord. Et vous
vous gouverniez par ces lois et de meilleures encore, surpassant tous les
hommes dans tous les genres de mérite, comme on pouvait l’attendre de rejetons
et d’élèves des dieux. Nous gardons ici par écrit beaucoup de grandes actions
de votre cité qui provoquent l’admiration, mais il en est une qui les dépasse
toutes en grandeur et en héroïsme. En effet, les monuments écrits disent que
votre cité détruisit jadis une immense puissance qui marchait insolemment sur
l’Europe et l’Asie tout entières, venant d’un autre monde situé dans l’océan
Atlantique. On pouvait alors traverser cet Océan ; car il s’y trouvait une île
devant ce détroit que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Héraclès. Cette
île était plus grande que la Libye et l’Asie réunies. De cette île on pouvait
alors passer dans les autres îles et de celles-ci gagner tout le continent qui
s’étend en face d’elles et borde cette véritable mer. Car tout ce qui est en
deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un port dont l’entrée est
étroite, tandis que ce qui est au-delà forme une véritable mer et que la terre
qui l’entoure a vraiment tous les titres pour être appelée continent. Or dans
cette île Atlantide, des rois avaient formé une grande et admirable puissance,
qui étendait sa domination sur l’île entière et sur beaucoup d’autres îles et
quelques parties du continent. En outre, en deçà du détroit, de notre côté, ils
étaient maîtres de la Libye jusqu’à l’Égypte, et de l’Europe jusqu’à la
Tyrrhénie. Or, un jour, cette puissance, réunissant toutes ses forces, entreprit
d’asservir d’un seul coup votre pays, le nôtre et tous les peuples en deçà du
détroit. Ce fut alors, Solon, que la puissance de votre cité fit éclater aux
yeux du monde sa valeur et sa force. Comme elle l’emportait sur toutes les
autres par le courage et tous les arts de la guerre, ce fut elle qui prit le
commandement des Hellènes ; mais, réduite à ses seules forces par la défection
des autres et mise ainsi dans la situation la plus critique, elle vainquit les
envahisseurs, éleva un trophée, préserva de l’esclavage les peuples qui
n’avaient pas encore été asservis, et rendit généreusement à la liberté tous
ceux qui, comme nous, habitent à l’intérieur des colonnes d’Héraclès. Mais dans
le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et des inondations
extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes,
tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la
terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut de même. Voilà
pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable et inexplorable, la
navigation étant gênée par les bas-fonds vaseux que l’île a formés en
s’affaissant. »
Voilà,
Socrate, brièvement résumé, ce que m’a dit Critias, qui le tenait de Solon.
Hier, quand tu parlais de ta république et que tu en dépeignais les citoyens,
j’étais émerveillé, en me rappelant ce que je viens de dire. Je me demandais
par quel merveilleux hasard tu te rencontrais si à propos sur la plupart des
points avec ce que Solon en avait dit. Je n’ai pas voulu vous en parler sur le
moment ; car, après si longtemps, mes souvenirs n’étaient pas assez nets. J’ai
pensé qu’il fallait n’en parler qu’après les avoir tous bien ressaisis dans mon
esprit. C’est pour cela que j’ai si vite accepté la tâche que tu nous as
imposée hier, persuadé que, si la grande affaire, en des entretiens comme le
nôtre, est de prendre un thème en rapport au dessein que l’on a, nous
trouverions dans ce que je propose le thème approprié à notre plan. C’est ainsi
qu’hier, comme l’a dit Hermocrate, je ne fus pas plus tôt sorti d’ici que,
rappelant mes souvenirs, je les rapportai à ces messieurs, et qu’après les
avoir quittés, en y songeant la nuit, j’ai à peu près tout ressaisi. Tant il
est vrai, comme on dit, que ce que nous avons appris étant enfants se conserve
merveilleusement dans notre mémoire ! Pour ma part, ce que j’ai entendu hier,
je ne sais si je pourrais me le rappeler intégralement ; mais ce que j’ai
appris il y a très longtemps, je serais bien surpris qu’il m’en fût échappé quelque
chose. J’avais alors tant de plaisir, une telle joie d’enfant à entendre le
vieillard, et il me répondait de si bon cœur, tandis que je ne cessais de
l’interroger, que son récit est resté fixé en moi, aussi indélébile qu’une
peinture à l’encaustique. De plus, ce matin même, j’ai justement conté tout
cela à nos amis, pour leur fournir à eux aussi des matières pour la discussion.
Et
maintenant, car c’est à cela que tendait tout ce que je viens de dire, je suis
prêt, Socrate, à rapporter cette histoire non pas sommairement, mais en détail,
comme je l’ai entendue. Les citoyens et la cité que tu nous as représentés hier
comme dans une fiction, nous allons les transférer dans la réalité ; nous
supposerons ici que cette cité est Athènes et nous dirons que les citoyens que
tu as imaginés sont ces ancêtres réels dont le prêtre a parlé. Entre les uns et
les autres la concordance sera complète et nous ne dirons rien que de juste en
affirmant qu’ils sont bien les hommes réels de cet ancien temps. Nous allons
essayer tous, en nous partageant les rôles, d’accomplir aussi bien que nous le
pourrons la tâche que tu nous as imposée. Reste à voir, Socrate, si ce sujet
est à notre gré, ou s’il faut en chercher un autre à sa place.
SOCRATE
Et
quel autre, Critias, pourrions-nous choisir de préférence à celui-là ? C’est
celui qui convient le mieux, parce que c’est le mieux approprié au sacrifice
qu’on offre en ce jour à la déesse, et le fait qu’il ne s’agit pas d’une
fiction, mais d’une histoire vraie est d’un intérêt capital. Comment et où
trouverons-nous d’autres sujets si nous rejetons celui-là ? Ce n’est pas
possible. Parlez donc, et bonne chance à vos discours ! Pour moi, en échange de
mes discours d’hier, j’ai droit à me reposer et à vous écouter à mon tour.